Je viens d'arriver à Oslo. Papa va bien, enfin il est comme d'habitude, je n'en doutais pas. Une autre femme a déjeuné avec nous. Une différente de la dernière fois. Encore une.
La pauvre. Je les plaint, quelque part. Ces femmes qu'il s'enchaîne, sans sentiments ni préoccupation autre que de tirer son coup quand il s'en sent l'envie. Je sais ce que c'est. Je l'ai fais, moi aussi. Je m'en vante pas. Je m'y suis habitué. Je ne suis pas comme Lysander. Lui, il a de véritables sentiments, bien que j'ai du mal à l'admettre. Il est amoureux de Mathias. Il aime Maarten. Il aime Moswen. Il m'aime ? Qu'en sais-je. Il a ce besoin de sentir le corps de ses proches — de ses amis ? — contre le sien. Qu'il en soit ainsi. Mais je ne veux plus m'en mêler. J'en ai assez. Je ne veux pas être comme papa. Je le respecte, mais je ne veux pas de sa façon de vivre. Quelle blague.
J'ai le visage d'ange, il a le visage dur. Il a un coeur immense, le mien est gelé. Qu'importe ce qu'on dit, je suis extrêmement fier de mon petit frère. Il a la tronche de papa et le coeur de maman. J'ai le magnifique visage hypocrite et le coeur qui va avec. La tronche de maman, l'attitude de connard de papa. J'ai toujours eu le beau rôle car le monde est aveugle. Ils n'ont vu que le sale gosse quand je voyais le garçon sensible. Ils n'ont vu que ses bêtises quand je voyais ses efforts. Pourquoi " ils " ? " Il " suffit. C'est lui le détestable. Il me mettait en avant, se vantant de mes notes et de mes talents, moi, le petit prodige de la famille. Il le poussait en arrière et l'écrasait dès qu'il en avait l'occasion, lui, le petit dernier raté. Moi, je l'aime ce petit dernier. Ce n'est pas un petit raté. C'est un petit trésor. Mon petit trésor que je dois protéger.
Mais mon petit trésor a grandit, et maintenant c'est à mon tour de passer dernier. C'est à mon tour de disparaître derrière lui. De disparaître, pour lui. Je ne blâmerais pas papa. Je le respecte malgré tout. J'ai juste de la peine pour cette femme inconnue attablée avec nous.
J'ai juste le coeur déchiré pour cet enfant qu'il a tant détruit en 16 ans.
Je suis sorti m'aérer l'esprit. Et racheter du beurre, aussi. Papa ne fait pas de réserves. Par contre on a du crabe plein la cave. J'en ai marre de bouffer du crabe. Je suis arrivé hier matin seulement, et voilà qu'on ne mange que ça, du putain de crabe. Je sais qu'il faut en manger, mais ça me gave déjà. Mais ma journée n'a pas été gâchée au final. Quoi que. Je ne sais pas. Je me suis rendu au rayon frais pour prendre mes plaquettes de beurre. Et je l'ai vue. Pas excessivement belle. Pas de formes rebondies ou de longs cheveux noirs corbeau avec x nuances et reflets. Non juste... Une beauté simple. Banale. Une Norvégienne lambda. Sauf que cette Norvégienne lambda, elle avait un petit quelque chose. Je ne sais pas trop quoi. Elle souriait, simplement. Elle souriait seule. Elle souriait aux gens. Elle faisait pas la gueule et s'excusait quand elle bousculait un enfant par inadvertance. Elle n'étais pas hautaine. Pas comme moi.
Sa simple vue m'a fait du bien et m'a apaisé. Peut-être devrais-je faire plus attention. Cette population qui bientôt sera la mienne... Peut-être devrais-je la contempler davantage.
Après ça, j'ai jardiné un peu. Papa ne s'occupe jamais du jardin...
Je suis retourné faire des courses parce-que papa a bouffé tous les yaourts devant la télé. Il m'épuise. Je me suis demandé comment il faisait quand j'étais pas là. Et j'ai vite répondu à ma propre question : sa copine du moment doit sûrement faire la larbine pour lui. Bref.
Elle était encore là. Au même rayon. Et encore une fois, elle a acheté du jambon. Elle doit avoir un monstre chez elle pour acheter autant de nourriture mh... Elle n'a pas l'air particulièrement riche. Classe moyenne. Norvégienne lambda, comme j'ai dis.
Aujourd'hui encore, elle souriait. J'ai décidé de l'aborder. L'aborder comme j'aborde toutes ces filles sans intérêt qui traînent dans les bras de New York. Elle avait l'air surprise.
Elle m'a sourit.
On a discuté un peu. Elle a trois petits frères, triplets ( d'où la quantité de jambon mit dans le panier ). Elle s'appelle Ida Hansen. Elle a 16 ans. Je l'ai abordée comme toutes ces filles sans intérêt. Pourtant, un instant, j'ai tout oublié. Quand elle parlait, il n'y avait qu'elle. Je l'ai aidée à porter ses courses jusqu'à chez elle.
En rentrant, j'ai voulu m'exercer au violon. Pas une seule note n'est sortie juste.
Quand elle parlait, il n'y avait qu'elle.
J'ai voulu lui acheter des fleurs. De belles fleurs. Aussi belles que sa personnalité. Mais ces fleurs n'ont pas fait un très long voyage : c'était elle la fleuriste.
Quand je l'ai vue derrière le comptoir, elle m'a sourit. Quelque chose de tellement naturel...
" Oh bonjour Sigurd, je peux vous aider ? "
Oui, tu peux. Je voudrais un bouquet. Un immense bouquet. Un bouquet aux couleurs pastelles. Un bouquet qui te reflète. Un bouquet pour toi.
Lys avait raison au final.
L'amour, c'est comme quand t'as faim, mais en plus poétique. J'aime pas dire des trucs comme j'ai des papillons dans le bide, ça me ressemble pas. Mais à quoi je ressemble, au final ? La jolie bouille de maman ? L'intelligence de papa ? La sensibilité de ma mère, la cruauté de mon père. Je suis un beau connard.
Un beau connard amoureux.
On a commencé à sortir ensemble. Elle est timide. Mais sa timidité et son silence ne me tapent pas sur le système. Ses yeux fixant ses pieds ne me donnent pas envie de l'encastrer dans le sol. J'aime les femmes de caractère. Ida a brouillé mes goûts. Et maintenant je veux savoir, moi aussi, ce que ça fait. Pourquoi Lys s'accroche à Mathias aussi désespérément ? Pourquoi Askell ne lâche pas son Chinois ? Pourquoi Berwald colle autant Tino ? Je suis le seul à ne dépendre de personne. Et déjà je tiens sa main comme pour l'empêcher de fuir. J'ai toujours tout assumé, je ne veux pas qu'elle sache. Elle ne sait pas grand chose de moi. Elle sait que j'étudie aux Etats-Unis, mais pas en quoi consistent mes études. Elle sait quel âge j'ai, mais pas où j'ai passé mon enfance. Elle ne sait rien. Et déjà elle entrelace nos doigts.
Et déjà je sens mon coeur se décongeler en sa présence.
Je ne suis pas resté trop longtemps en Norvège. Je suis parti peu après nos premiers baisers. Je n'ai pas envie d'en parler. Ni de l'écrire. Je suis juste rentré. Elle le sait. Je retournerais la voir. Je veux la voir. Mais je veux voir Askell aussi. J'aime Ida. Mais Askell passera toujours avant tout le reste.
Mais Askell n'a même pas besoin de moi. Il me repousse et m'envoie bouler sans arrêt. Peu m'importe. Ça fait mal, mais je fais avec. Qu'est-ce que c'est, d'avoir mal, si on peut protéger ce qui nous est le plus cher ? Pas grand chose. Askell souffre. Mal du pays. Il veut rentrer. Mais il n'accepte rien. Aucune aide. Il est borné, plus que moi sans doute. Je cède beaucoup trop facilement devant lui. Il sait tout de moi. Là est le problème.
+ On aurait dû gagner cette année à l'Eurovision. Tss. Margaret était parfaite.
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